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Au Sénégal, des marabouts vendent leur protection à prix d’or aux migrants

Les départs en pirogue clandestine vers l’Espagne ont explosé ces derniers mois. Sur cette route migratoire parmi les plus dangereuses au monde, des chamans vendent des talismans de protection à prix d’or aux candidats à l’exil.


Mbour (Sénégal). De notre correspondante (La Croix, 22/10/2024) Sophie Douce


Dans le vieux Mbour, à une centaine de kilomètres de Dakar, tout le monde connaît la maison du marabout. Au milieu d’une longue ruelle sablonneuse, un gri-gri en cuir posé au pied d’un arbre indique la porte d’entrée. Problème financier ou de santé, projet de mariage… ce sorcier en long boubou blanc promet de «décrypter l’avenir» et de «lever les obstacles» aux rêves de ses clients. Ici, dans ce port de pêche devenu l’un des principaux points de départ des pirogues clandestines vers les îles Canaries, à 1500 kilomètres des côtes sénégalaises, les plus jeunes sont nombreux à formuler le même vœu : partir en Europe.

Si le marabout, qui préfère garder l’anonymat, jure qu’il n’aide plus les embarcations de fortune à rallier l’archipel espagnol, les candidats à l’émigration sont encore nombreux à accourir chez lui pour faire appel à ses «pouvoirs». Au Sénégal, où la religion musulmane est prédominante, les croyances animistes restent fortes. Avant de tenter la traversée de l’Atlantique, l’une des routes migratoires les plus dangereuses au monde, beaucoup consultent un marabout, une sorte de
chaman qui serait doté de pouvoirs de divination et de guérison. Talismans magiques, sacrifices… Bien qu’interdits par l’islam, ces rituels mystiques sont pratiqués en secret. Au même titre que les passeurs, ces envoûteurs encourent cinq à dix ans d’emprisonnement, selon la loi sénégalaise contre le trafic de migrants adoptée en 2005.

Dans son salon, le marabout s’éclipse tout à coup et revient avec une ceinture en tissu blanc à la main

«C’est un ngaw, ça protège contre toutes sortes d’esprits maléfiques», explique le vieil homme qui dit avoir hérité des «dons» de son père. En plus des gris-gris – des amulettes de protection à porter sur soi pendant le voyage –, le vieil homme prépare des bains à partir de feuilles et d’écorces d’arbre mélangées à des versets du Coran, dans lesquels les candidats doivent se
laver pendant plusieurs jours avant de braver l’océan. Les marabouts pratiquent souvent le syncrétisme religieux. Ils fondent leurs techniques sur leur connaissance du Coran et créent leurs propres remèdes «magiques». «On ne dort plus dès que le bateau prend la mer, il faut l’accompagner spirituellement avec des prières et des incantations tout du long, c’est très fatigant», indique ce dernier, en égrenant son chapelet musulman en bois.

Il y a deux ans, il raconte qu’il a aidé une vingtaine de jeunes à atteindre les Canaries. L’expédition lui a demandé «deux mois» de travail. Le sorcier a d’abord dû se recueillir dans un endroit isolé pour «consulter les esprits», où il a passé plusieurs jours à prier et à faire des rêves divinatoires. «J’ai vu que les conditions étaient favorables et quel était le meilleur jour pour partir, ils sont bien arrivés et ont trouvé du travail en Italie et en Espagne», se félicite le marabout qui leur a
également préconisé de laver la pirogue avec une potion spéciale. En échange, les candidats doivent verser une offrande: des noix de kola, un coq ou un bœuf à égorger, du pain à donner aux enfants… «Tout dépend de la demande mais je ne fais pas ça pour l’argent», promet-il. Au Sénégal, d’autres monnayent leur «protection» de plusieurs centaines d’euros jusqu’à 1500, selon lui.

À Mbour, où la traversée vers l’archipel espagnol coûte entre 400 et 600€, le transport en pirogue clandestine est aussi un business juteux qui attire trafiquants et imposteurs. «Beaucoup se font avoir, je connais un passeur qui s’était associé à six marabouts et avait fait payer 400000 francs CFA (600€) par passager. C’était une arnaque, ils n’avaient même pas de bateau!», fustige Gora Diop, un commerçant de 45 ans, qui a lui-même tenté le voyage il y a vingt ans. Chez lui au fond d’un placard, il a gardé le «farou mbam», le gilet de protection qu’il devait porter ce jour-là. À l’époque, cet apprenti chauffeur rêve de travailler en France et se prépare pendant dix jours avec un marabout en échange d’un peu de riz. «C’était l’oncle d’un ami, il ne m’a rien fait payer. Il était sérieux, j’étais convaincu que ça allait bien se passer grâce à lui et d’ailleurs ça a marché, tout le monde est arrivé sain et sauf!», veut croire cet habitant qui a renoncé à la dernière minute lorsque sa mère a appris son projet.

Anges gardiens ou charlatans?

Certains marabouts semblent en tout cas avoir un effet performatif sur ceux qui y croient. Ils servent aussi de soutiens psychologiques aux jeunes qui partent sans avertir leurs proches et en cas de difficultés sur la route. «Ils continuent de m’appeler même une fois en Europe. Ils débarquent sur une terre inconnue où tout est nouveau pour eux, on ne les lâche pas, on leur sert de compagnon», soutient le marabout, précédemment cité. Plutôt que de pousser les jeunes à partir, ces envoûteurs ne font souvent que conforter leur choix ou celui de leur famille, qui peut ainsi se cotiser pour financer le voyage de leur enfant et l’orienter vers un guérisseur. «Le parcours maraboutique rassure certains candidats qui baignent dans un univers de croyances. Si en Occident on consulte des voyants, au Sénégal ces pratiques accompagnent les grandes étapes et les épreuves de la vie», explique le sociologue Doudou Gueye, spécialiste des migrations à l’université de Ziguinchor.


À la mosquée du quartier de Thiocé, Ibrahima Diouf tente de déconstruire les croyances autour de «l’Eldorado» européen lors de ses prêches. «On ne cesse d’en parler, de dénoncer mais ça ne dissuade pas les jeunes. Le problème ne vient pas seulement de ces “marabouts” mais aussi de la société qui leur fait croire que la seule façon de réussir leur vie, c’est d’aller en Europe», regrette l’imam. Le 8 septembre, plusieurs jeunes du quartier sont morts dans le naufrage d’une pirogue au large de Mbour. Sur la plage, des gris-gris ont été retrouvés sur les corps. «Je leur avais déconseillé d’embarquer, mais ils l’ont fait en cachette. On ne peut pas ni les empêcher de partir ni le destin de se réaliser», souffle le marabout.

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